Un enlèvement.


A cette époque ma mère était en instance de divorce et la garde des enfants lui avait été confiée. Donc, nous habitions avec elle, ou plus exactement, avec elle chez son père, René de Pont-Jest. Mais tous les dimanches, nous déjeunions, mon frère et moi, chez notre grand-mère paternelle, qui habitait au Port-Royal. Une servante nous y conduisait à midi, et c'était le frère de mon père qui nous ramenait vers cinq heures à notre mère.
Un certain dimanche, dont je me souviens avec une étonnante précision, il se passa ceci.
Nous étions arrivés, mon frère et moi, depuis déjà quelques minutes chez notre grand-mère, lorsque mon père entra. Je le revois tel qu'il était exactement ce jour-là. Il portait la barbe et la moustache, et il avait un pardessus macfarlane à carreaux. Il nous embrassa, nous regarda longuement tous les deux, puis il dit:
- Je sais que Jean n'a pas été sage cette semaine... aussi c'est avec Sacha que je vais chercher des gâteaux pour le dessert!
On pouvait toujours dire que le pauvre petit Jean n'avait pas été sage. Pourtant il l'embrassa de nouveau, puis, prenant la main que je lui tendais, il m'emmena
Un fiacre découvert attendait à la porte. sur la banquette, il y avait trois ou quatre livres dont la couverture était jaune.
Je me revois dans ce fiacre, assis à côté de mon père. Ma fierté d'avoir été choisi par lui n'allait pas sans une certaine inquiétude, je dois le dire. D'où me venait cette inquiétude ? De son émotion, sans doute.
Je lui avais indiqué du doigt la première pâtisserie devant laquelle nous étions passés. Il m'avait dit :
- Non, pas celle-là.
Cinq minutes plus tard, je lui indiquai une autre.
- Non dans celle-là non plus, les gâteaux ne sont pas bons. Plus loin, il y en a une bien meilleure.
(...)
Où il m'emmenait-il ?
Il ne m'emmenait pas. Il m'enlevait.
Il retournait à Saint-Pétersbourg pour sa dernière saison d'hiver - et c'était affreusement cruel ce qu'il faisait, bien sûr, puisque ma mère allait rester huit mois sans me revoir. Mais qu'on ne me demande pas de regretter d'avoir été pendant ce temps plus aimé, choyé, chéri qu'aucun autre enfant peut-être ne le fut !

Sacha Guitry, Si j'ai bonne mémoire.