A la mémoire, d'Edmond Rostand.

Cette petite comédie est ma centième comédie.
Oui, cent - déjà ! Qu'on ne m'en garde pas rancune.
Oh ! J'eusse préféré cent fois n'en faire qu'une
Et que ce fût Le Misanthrope - tiens pardi !
Hélas ! je n'y suis pour rien - Dieu ne l'a pas voulu.

Cette petite comédie,
Je la dédie
A la mémoire de Rostand,
Parce qu'un jour il m'avait dit,
Voilà de cela bien longtemps :
« Il est un fait
Exact,
Historique d'ailleurs, où je vois le sujet
D'une pièce en un acte.
Je ne peux pas douter un instant qu'il vous plaise,
Et c'est pourquoi je vous le donne :
Saviez-vous que Cambronne
Avait épousé une anglaise ? »

Il dit encore : « A vous d'imaginer
La scène à faire entre Cambronne et son épouse ! »

Or, cela s'est passé vers la fin de l'année mille neuf-cent-douze.

Un quart de siècle s'écoula depuis ce temps.
Et nous avons perdu l'adorable Rostand.
(Il était bien un homme adorable, en effet.)

Aujourd'hui, 3 juillet mille neuf-cent-trente-six,
Ce petit acte, je l'ai fait.
Il était temps que je le fisse !
Ce matin, tout à coup, je me suis décidé.

Oui, je l'ai fait - mais l'ai-je fait à son idée ?
Ça, c'est une autre affaire !
Je sais qu'il m'a fallu vingt-cinq ans pour le faire,
Et l'on dit que je fais mes pièces en deux jours !
Vous voyez - pas toujours.
Et, l'ayant fait,
Voilà pourquoi notre entretien, je le raconte.
Oui, je l'ai fait...
Mais le contraire eût mieux valu, je m'en rends compte,
Et la pièce eût été parfaite,
Si l'idée m'en était venue
Et qu'Edmond Rostand, lui, l'eût faite.

Oui, le contraire eût mieux valu.
Mais ce nouveau regret n'est pas moins superflu.
Hélas ! je n'y suis pour rien. Dieu ne l'a pas voulu.

Sacha Guitry, prologue du film.

Et voilà un extrait du dialogue entre Cambronne (Sacha Guitry) et son épouse anglaise, Mary (Marguerite Moreno).

Cambronne :
(...) Evitons les sujets qui sont trop importants,
Et sans aller jusqu'à causer avec la bonne,
Je peux très bien, Dieu me pardonne,
Lui dire un mot de temps en temps !

Mary :
Un mot ? Quel mot ?

Cambronne :
Comment " quel mot " - je ne sais pas...
Le mot qui me viendra.
Pourquoi me demandez-vous ça,
Et sur ce ton si singulier ?

Mary :
Suis-je indiscrète ?

Cambronne :
Aucunement.

Mary :
Alors dites-moi franchement
De quel mot vous parliez ?

Cambronne :
Mais je n'ai pas parlé d'un mot plus que d'un autre...

Mary :
Ah ! Non ? Tiens, j'avais cru que vous parliez du vôtre.

Cambronne :
Comment, « du mien » ?

Mary :
Mais oui, vous savez bien
Que nous avons des mots qui nous sont personnels...
Qui ne riment à rien...

Cambronne :
Qui ne riment à rien ?

Mary :
Mais que nous préférons
Même à des mots... spirituels...
Même à des mots... plus délicats...
D'ordinaire, c'est un juron
Qui s'est plié dans bien des cas
A nos désirs
Et que nous proférons
Toujours avec plaisir.
Il y en a - il en faut !
Or, vous pourriez avoir un mot
Dont on eût dit : « Ah ! Celui-là, c'est bien son mot ! »
Et tout à l'heure, j'ai bien cru que vous parliez
D'un de ces mots particuliers
Et dont, à toute occasion,
Nous pouvons nous servir.

Cambronne :
Je comprends mal votre question,
Et je ne vois pas bien ce que vous voulez dire.
Est-ce une allusion
Que vous faites à la manière
Dont je m'exprime... un peu peut-être cavalière ?
Dame ! je suis un vieux soldat.
C'est possible. Mais, en tout cas,
Non, je n'ai pas de mot qui me soit personnel -
Même pour m'adresser à votre personnel.
Mais vous mettez notre entretien sur un sujet
Qui me chiffonne - et qui réveille un vieux projet
Dont je vais vous parler. C'en est l'occasion
Mon éducation
Fut un peu plus que négligée.
Je parle mal, et, dans le fond, je ne sais rien.
Autrefois je m'en foutais bien...
(Je m'en moquais, pardonnez-moi !)
Mais depuis quelques mois
Je commence à m'en affliger.
Ça m'était bien égal
A vingt-deux ans
De parler mal
Mais à présent
Je suis un homme mûr pour ne pas dire âgé,
Et je voudrais m'en corriger.
Hélas ! Velléité peut-être un peu tardive,
Car, la veille de Waterloo,
Mon Empereur avait prévu ce qui m'arrive.
Oui, vous entendez bien, la veille !
Il m'a pris entre ses bras et il m'a dit à l'oreille :
« Vous parlez mal, Cambronne,
Et c'est un grand défaut ! »
« Pourtant, Sire, je me surveille... »
« Il faut vous surveiller, Cambronne, mieux encore,
Car il pourrait un jour vous échapper un mot
Qui vous ferait le plus grand tort ! »
La veille !

(...)