Extraits des dialogues du film LE COMÉDIEN

              


La scène se déroule dans la loge du Comédien (Sacha Guitry). Antoinette (Marguerite Pierry) vient de faire une scène de jalousie. La discussion est à sa fin.
- Inutile de te dire, n'est-ce pas, qu'il ne peut même pas en être question...
- De quoi ?
- De rejouer avec cette fille-là !... Tu voudras bien choisir, n'est-ce pas, elle ou moi !...
- Oh ! Mais... attention !...
- Attention à quoi ?
- A moi !... Je n'aime pas du tout ce que tu es en train de faire, tu sais, pas du tout ! Je ne l'ai supporté de personne jusqu'à présent... et ce n'est fichtre pas à mon âge que je vais commencer !... Je profite de cette occasion d'ailleurs pour te prévenir que j'ai pris la décision formelle de ne plus avoir aucun ennui désormais. Lorsque je passe en revue mon existence, lorsque je fais mes comptes, je m'aperçois que je vous dois, mesdames, une somme d'embêtement nettement supérieure à la somme des joies que vous m'avez procurées !... Et comme je ne pourrais pas en dire autant de mon métier, je te préviens que j'ai l'intention de lui consacrer dorénavant la majeure partie de mon temps et de mes forces, afin de prolonger ma carrière le plus longtemps possible... Je t'aurais peut-être fait comprendre ces choses au lieu de te les dire si tu n'avais pas eu l'excellente idée de te conduire ce soir d'une façon absolument stupide.
- Si tu crois que ta grossièreté me surprend, si tu t'imagines que ton calme m'impressionne, tu te gourres, comme dit Mlle Simonest. Quant à la prolongation de ta carrière, mon ami, quant à la décision que tu as prise de lui consacrer désormais la majeure partie de ton temps... tu vas me trouver complètement d'accord avec toi !... Parce que, si tu as assez souffert avec moi, moi j'ai assez ri avec toi ! Les grandes hommes, tu sais, moi, ça ne m'épate pas ! Tes grands airs, ton sourire, tes gestes lents... tes silences... tes temps...
- Assez !
- Oui, assez... et puisque tu veux être seul... eh bien, tu vas l'être complètement !... oui, même sur l'affiche ! Tu pourra jouer tout seul, si ça te fait plaisir...! Tu pourras, si tu peux... parce que tu sais, on ne joue pas tout seul. Tiens, essaye avec Simonest, pour voir, et tu verras ! Oh ! Sur l'affiche, ce n'est pas difficile d'être tout seul... Seulement, en scène, c'est autre chose ! En scène, il faut qu'on vous donne la réplique... Moi, je l'ai assez donnée... à une autre...Cherche-la... et trouve-la... Bonne chance !
Antoinette sort et entre un monsieur. C'est M. Maillard (Jacques Baumer).
- Bonjour...
- Bonjour... (Serrement de main muet et prolongé par l'émotion.) Trente ans !... Oh !... Veux tu me permettre de t'embrasser ?
- Mais je t'en prie !
(Ils s'embrassent, puis ils se regardent dans les yeux.)
- Est-ce que tu me reconnais ?
- Ben, voyons, je pense bien !... Tu ne me reconnais donc pas ?
- Toi, c'est autre chose, toi, tu n'est pas changé...
- Oh ! si...
- Ah ! Écoute, franchement, non ! Je te jure que tu n'a pas bougé... C'est même hallucinant ! Tu as le même regard, toujours un peu moqueur...
- Le regard, pardi !...
- Tu as exactement la même coiffure, les mêmes moustaches...
- Non...
- Si, si...
- Non, pas exactement... parce que, tiens, regarde... tu vois (il décolle ses moustaches et retire sa perruque.) Ce ne sont pas exactement les mêmes... Elles ressemblent aux autres parce que je les ai fait copier sur une vieille photographie, mais ce ne sont pas exactement les mêmes !
- Oh ! Que c'est amusant.... et comme c'est bien fait... C'est épatant ! Vraiment, de la salle, l'illusion est complète !
- Tant mieux !... Et maintenant, me reconnais-tu encore ?
(Le Comédien est un homme de cinquante ans, presque chauve et rasé.)
- Heu...oui et non...je ne sais plus. C'est très troublant. Il y a un instant, tu ressemblais davantage au jeune homme que j'ai connu...Mais tu lui ressemblais tellement que c'était invraisemblable. Tu lui ressembles moins maintenant, mais il semble que je te reconnais mieux... Ah ! Quelle émotion ! Tu ne peux pas te rendre compte de l'impression que j'ai.
- Comment, je ne peux pas me rendre compte ? J'ai la même impression que toi, tu sais...
- Oh ! Non, certainement pas !... Pense donc, moi, je retrouve en plein succès, en pleine gloire, un ami d'il y a trente ans... Tandis que toi... toi, tu ne sais même pas qui tu retrouves !
- Non, mais je me revois dans tes yeux quand j'avais vingt ans !
- Comme tu avais raison quand tu disais que tu arriverais ! Quelle carrière ! Tu es parti d'un seul coup... et tu n'as pas cessé de monter ! En somme, tu n'a eu que des succès...
- Non, mais il n'y a que les succès qui comptent !
- Je n'ai pu t'applaudir qu'une dizaine de fois puisque j'habite si loin de Paris... mais depuis quinze ans déjà j'ai l'impression que tu es le premier de tous !
- Oh ! Le premier... On n'est pas le premier... Nous sommes cinq ou six à être le meilleur chacun à notre tour... Chaque fois que l'un de nous est parfait, il est le meilleur pendant dix minutes !
- Je te trouve bien modeste !
- Oh ! Non, je ne crois pas ça ! D'ailleurs, ce ne serait pas une qualité pour un comédien. Mais, parlons un peu de toi, maintenant. Qui es-tu, toi ?
- Pas grand chose.
- Mais encore...
- Je suis fabricant de savon de Marseille.
- Mais c'est très bien, ça ! Et tu habites à Marseille ?
- Non, j'habite Bordeaux.
- Tiens, que c'est drôle !... Pourquoi ?
- Parce que ma fabrique est à Bordeaux. Et maintenant je vais te dire pourquoi je t'ai dérangé ce soir...
On frappe à la porte.
- Entrez !
Entre un acteur
- Excusez-moi... Je tenais seulement à vous serrer la main une dernière fois et à vous dire combien j'avais été heureux et fier à côté de vous !
- Vous êtes mille fois aimable !
- J'espère que vous n'avez pas eu à vous plaindre de moi ?
- Vous plaisantez, voyons !
- Vous m'aviez un peu paralysé aux répétitions... Mais, enfin, je crois que je me suis repris... et, si ce n'est pas être trop prétentieux que de le remarquer moi-même, je pense avoir tiré mon épingle du jeu... assez honorablement !
- Mais très honorablement !
- Je ne réalise pas toujours ce que je voudrais... Mais, sans me vanter, je peux dire que la psychologie du personnage que je joue ne m'échappe jamais... Parce que, mon personnage, je le fouille.
- Il n'y a pas autre chose à faire... Il faut fouiller !
- N'est-ce pas ?... Vous fouillez beaucoup, vous ?
- Moi ? Je n'arrête pas ! Et nous ne saurions trop nous le répéter ! Fouillons ! Fouillons !
- En somme, disons-le, notre plus grande qualité, c'est intelligence !
- Il n'y a aucun doute ! A bientôt...
- A bientôt... Monsieur...
L'acteur sort, Maillard reprend la discussion :
- A sa façon de jouer, d'ailleurs, on sent qu'il est très intelligent.
- Lui ? C'est un effroyable imbécile.
- Allons donc ! Eh bien, du balcon, il fait très intelligent.
- J'irai au balcon quand il jouera...(...)