Talleyrand. - Ouf !...Il est mort.
La Comtesse de Chabrol Trompiez. - Qui ?
Mme de Dino. - L'Empereur ?
Talleyrand. - Oui - et on va donc pouvoir enfin parler de lui.
La Comtesse de Chabrol Trompiez. - C'est un événement considérable, n'est-ce pas ?
Talleyrand. - Non, Madame, non, ce n'est plus un événement: c'est une nouvelle.
La Comtesse de Chabrol Trompiez. - Et cependant vous faites : ouf !
Talleyrand. - Oui, parce que le monde entier fait « ouf ! » en ce moment.
La Comtesse de Chabrol Trompiez. - Monsieur de Talleyrand consentira-t-il à nous donner ce soir son opinion sur
l'Empereur ?
Talleyrand. - Madame, il n'est pas du tout nécessaire que j'aie une opinion sur lui. Non.
La Comtesse de Chabrol Trompiez. - Eh bien ! je dois avouer, Prince, que, moi, je n'ai jamais aimé
Napoléon.
Talleyrand. - Ça n'a pas l'importance que vous croyez, Madame - et d'ailleurs la question n'est pas là.
La Comtesse de Chabrol Trompiez. - La question n'est pas là ?
Talleyrand. - Non, Madame. Le jour où meurt Napoléon, il ne s'agit pas de savoir si vous l'avez aimé ou non.
La Comtesse de Chabrol Trompiez. - J'ai pourtant bien le droit...
Talleyrand. - Eh bien ! Madame, non, vous n'avez pas ce droit. Si vous avez à dire une chose extrêmement
spirituelle... cruelle même... relative à l'Empereur, dites-la. Vous pouvez même aller jusqu'au blasphème - parce que un
trait d'esprit est une chose sacrée. Mais nous donner votre opinion sur l'un des plus grands hommes que la terre ait portés -
non. Je vous conteste même le droit d'en dire du bien - parce que ce serait encore du temps perdu, Madame. L'Empereur
Napoléon n'a besoin de personne - et rien ne peut l'atteindre.
Devant un tel affront, Mme la Comtesse ramasse son sac et ses gants et sort du salon.
Talleyrand. - Voilà vingt ans qu'elle me porte sur les nerfs, cette femme-là.
Son opinion sur l'Empereur - je vous demande un peu !... Mais - vous savez que, si nous l'avions laissée parler, elle aurai
fini par nous dire: « Moi, à sa place, je n'aurais pas fait telle ou telle chose ! » Car les gens sont ainsi : ils se mettent à la
place des grands hommes qu'ils jugent !... Or, les individus sont des faits - à plus forte raison quand il s'agit d'un homme
comme celui dont elle osait parler. Un fait ne se discute pas. Il se constate, il s'examine, il se raconte...
Mme de Dino. - Eh bien ! s'il se raconte, Prince - racontez-nous l'Empereur.
Talleyrand. - Hum... c'est trop tôt, Madame - et c'est si loin, déjà !
Mme de Montrond. - Alors racontez-le comme si cent ans s'étaient écoulés depuis sa mort.
Mme de Dino. - Un peu comme si c'était un conte d'Ossian - un bien une légende.
Talleyrand. - Soit. Il exista naguère un être fabuleux - qui avait pourtant l'aspect d'un homme - qui naquit dans
une île - rêva toute sa vie de conquérir une île - se retira dans une île - et qui, contre sa volonté, trépassa dans une île. Il
naquit à Ajaccio le 15 août 1769...
(...)
...de lui, collégien, nous devons retenir un fait - un fait miraculeux... Sur son cahier de classe - le dernier qu'il ait eu
entre ses mains - sur lequel après cela du reste il n'écrivit plus rien - cahier où il avait pris l'habitude de noter tout ce qui
lui semblait être d'un intérêt géographique ou historique - sur ce cahier de classe, il traça finalement quatre mots qui
donnent le vertige. Ce sont ceux-ci :
« Sainte-Hélène, petite île. »
Et il avait dix ans.
Simple coïncidence?
Non.
Alors - quoi ?
Je n'en sais rien.
Mais pour moi - cela peut expliquer bien de choses - et, notamment, l'inexplicable. (...)