Extraits des dialogues du film Mon père avait raison


Premier Acte. Charles Bellanger (Sacha Guitry) et son père, Adolphe, sont seuls dans la pièce. Adolphe vient d’arriver.

- Bonjour !
- Bonjour, papa... comment vas-tu ?
- Bien !... Je ne te dérange pas ?...
- Jamais... voyons... tu plaisantes, papa !
- «Papa»... Est-ce que tu vas toujours m’appeler «papa» ? Tu ne trouves pas que c’est un peu ridicule, à ton âge?
- Peut-être... si...
- Appelle-moi donc «père».
- Si tu veux...
- Ou Adolphe !... (...)
- Tu dînes avec nous ?
- Non, je ne peux pas... je dîne au cercle...
- Seul ?
- Oui.
- Alors, tu peux rester...
- Non, j’aime mieux aller au cercle...
- Bon, bon !... Et tu te mets en smoking pour dîner tout seul ?
- Je me mets tous les soirs en smoking.
- C’est inouï !
- Pourquoi ?... C’est un très bon prétexte pour changer de linge !...
- Évidemment... Veux-tu fumer ?
- Je veux bien! (Charles offre à son père des cigarettes.) Oh ! Mais c’est du tabac blond, ça, merci!... C’est trop doux pour moi! Je vais fumer une des miennes!... Le tabac blond c’est comme l’eau dans le vin... ça m’échappe... Pour moi le tabac est brun, le vin est pur... le gigot est à l’ail... et les femmes sont jeunes!...
- Quelle santé tu as... C’est superbe!... Vraiment, c’est beau à voir!...
- Je suis beau à voir... moi?
- Non, ta santé...
- Ah ! Oui...
- C’est un beau spectacle...
- Eh bien ! paie-toi ça !
- Et chaque fois que je reste quelques jours comme ça, sans te voir, c’est de nouveau pour moi une surprise très agréable. J’ai l’impression que tu vas de mieux en mieux, d’ailleurs...
- C’est la vérité... je vais de mieux en mieux...
- Allons donc !...
- Oui ! Depuis ma dernière grippe, je me sens renouvelé !...Vois-tu, il faut être gravement malade tous les dix ans, parce que, si on en revient, on est bien mieux après...
- C’est possible. - C’est certain !... On se débarrasse d’un tas de cochonneries, sûrement... jamais, en tout cas, je ne me suis senti aussi bien... et depuis avant hier... soixante-dix-sept!
- Quoi ?...
- Oui !...
- Soixante-dix-sept ? Qu’est-ce que tu racontes... voyons... tu as soixante-douze ans !
- Tu sais donc mon âge ?
- Ben, voyons... tu avais soixante et un ans le jour de mon mariage... il y a onze ans de cela...
- Oui !...
- Alors, comment fais-tu pour avoir soixante-dix-sept ans aujourd’hui ?...
- Je me vieillis !
- Tu te vieillis ?
- Oui.
- Pourquoi ?
- Ça m’amuse... et puis ça me permet de dire que j’ai vécu sous Louis XVIII. En réalité, je suis né en 1827... or, nous sommes en 1899...
- Ça te fait donc soixante-douxe ans...
- Oui... seulement, comme cela, je suis né sous Charles X...
- Écoute, voyons... ce n’est pas mal ?
- Non, bien sûr, ce n’est pas mal... mais c’est moins bien !... Si j’avouais mon âge, je ne pourrais plus dire que j’ai vu Louis XVIII.
- Et tu le dis ?
- Ah ! Oui... souvent!... Chaque fois que je peux !... J’ai inventé une histoire magnifique à ce sujet-là! Histoire au cours de laquelle je raconte comment et pourquoi le roi Louis m’a embrassé quand j’avais deux ans...
- Ah !
- Oui !... Ça c’est flatteur !... Fais-la-moi raconter un jour à quelqu’un, devant toi... tu verras les détails... ils sont émouvants!... Et puis, ils sont de plus en plus nombreux!... Dame, à force de raconter l’histoire, les détails augmentent!
- Mais pourquoi fais-tu ça ?
- Parce qu’il n’y a rien de meilleur que de faire travailler l’imagination... Et puis surtout, il y a le plaisir...
- Le plaisir ?... Quel plaisir ?...
- Le plaisir de mentir !
- C’est un plaisir ?
- Ah ! C’est mieux que ça... c’est une volupté !... C’est une des plus grandes voluptés de la vie!... C’est une joie qui n’est pas fatigante... et qui n’est limitée que par la crédulité des autres... tu vois jusqu’où ça peut aller!... C’est une habitude à prendre!... Moi, je l’ai prise très jeune... oui, j’ai menti à mes parents... à mes professeurs... j’ai menti à mes maîtresses, à mes amis et puis alors, je me suis marié...
- Et alors... là, n’en parlons pas !
- Là... alors...parlons en ! Quand ta pauvre maman est morte, j’avais cinquante ans... comme je ne pouvais plus lui mentir, je me suis mis à me rajeunir pour me distraire!... Je me suis rajeuni jusqu’à soixant-dix ans... et puis alors, tout à coup je me suis mis à me vieillir pour avoir l’air plus jeune!... Actuellement, ça ne donne rien encore... mais, dans cinq ou six ans, quand j’aurai soixante-dix-huit ans... songe que je dirai que j’en ai quatre-vingt-cinq!... Et alors tu verras la tête des gens!... Je serai entouré de prévenances et d’admiration... d’autant plus qu’à ce moment-là, tu le penses bien, mes relations avec Louis VXIII auront pris une importance considérable... une sorte d’intimité!...
- Eh bien, moi, je n’aime pas le mensonge ! Je le déteste même d’une façon un peu superstitieuse!...
- Allons donc !
- Oui !
- Tu as peut-être peur d’être puni ?
- Peut-être, pas toi ?
- Ah ! Non !...
- Cependant, ne m’as-tu pas dit un jour que tu avais fait croire à maman que tu étais devenu sourd?
- Si !... Dame... elle parlait tout le temps : de cette façon-là, j’ai eu un peu de paix...
- Oui...mais, lorsque plus tard tu es devenu réellement dur d’oreille, tu ne t’es pas dit que peut-être tu étais puni ?
- Puni ?... Ce n’est pas une punition !... Tu crois que c’est un inconvénient d’être dur d’oreille ?
- Il me semble.
- Quelle erreur !... Une punition ? Pour les autres, oui ! C’est pour les autres que c’est fatigant... ce n’est pas pour moi!... Pour moi, c’est délicieux! On ne me dit jamais que les choses essentielles. Comme on sait qu’il faut me crier dans l’oreille tout ce qu’on a à me dire, on réfléchit avant de me parler... c’est excellent pour tout le monde... et moi ça ne m’empêche pas de parler... au contraire... et on est obligé de m’écouter... et on peut pas m’interrompre, moi! Je n’entends pas!

(...)