Extraits des dialogues du film FAISONS UN REVE


ACTE II

Au moment où le rideau se lève, il est, Lui, seul en scène. Il porte un vêtement d'intérieur. Les rideaux de la fenêtre sont fermés - et le divan est devenu un lit. Il y a beaucoup plus de fleurs qu'à l'acte précédent. Il se promène de long en large en vaporisant du parfum. Puis il va à la porte du fond et il l'ouvre. Il parle à son valet de chambre, qu'on ne voit pas.

Lui. - Émile, vous pouvez aller au cinéma, je n'ai plus besoin de vous. Demain matin, réveillez-moi à dix heures et demie, onze heures... onze heures et demie, midi... Ne me réveillez donc pas, d'ailleurs. Je suis bien assez grand pour me réveiller tout seul !(Il a refermé la porte. Il regarde maintenant tout autour de lui.) L'oeil du maître... qui se méfie de l'oeil de la maîtresse !... Ah ! C'est qu'elles voient si bien, les femmes, en une seconde, la chose qu'on n'aurait pas dû laisser traîner !... Non, tout ça est bien, tout ça est très bien. Il n'y a qu'une photo, elle est de moi, elle ne peut rien dire. (Consultant la pendulette qui est sur son bureau.) Oh !... Neuf heures moins cinq... elle part de chez elle !... Si elle tient sa promesse... et elle va la tenir, j'en suis sûr... elle sera ici dans... pas tout à fait cinq minutes. Elle descend... Oh ! Que j'ai bien fait de parler aujourd'hui, moi... de lui dire que je l'aimais !... C'était le jour... c'était l'heure... c'était juste !... Ah ! Dame, on sent ces choses-là !... La voilà qui sort de chez elle... elle regarde à droite... elle regarde à gauche... traverse le trottoir... appelle un taxi : « Psst... taxi !... 25, avenue de Messine ! »... « Bien, madame. » Elle tourne le coin de l'avenue de l'Alma... Je la vois dans le fond du taxi : elle tremble tellement elle a peur. Elle traverse les Champs-Élysées... premier refuge... second refuge... elle prend la rue Washington... La rue Washington représente à peu prés deux minutes. J'ai donc le temps d'éteindre, là... et d'allumer la petite lampe qui est ici. (Il fait ce qu'il dit.) Ça doit être mieux comme ça, hein ? Oh ! Oui, sûrement, c'est mieux, c'est beaucoup mieux ainsi. La lumière, ou, plutôt, l'obscurité joue un grand rôle dans l'amour !... Ce n'est pas une pensée, c'est une réflexion. (Retournant à la pendulette.) Elle est toujours rue Washington. En voilà une rue qui est longue !... Et pourquoi, mon Dieu... pour ce qu'elle est jolie !... (Il s'assied.) Pourvu qu'elle ne prenne pas froid dans le taxi. Ah ! Ça, si elle chipe un rhume, je suis fichu. Elle sera d'une humeur épouvantable... et ce sera ma faute si elle a laissé les deux vitres ouvertes !... Je pense que ça doit être assommant de faire l'amour avec une femme qui a un rhume. Sûrement. On lui dit : « Je t'aime ! Et toi, chérie ? » et elle vous répond : « Boi, je t'adore... att-choum ! » (Il retourne à la pendulette.) Ah ! La voilà enfin qui tourne le coin de la rue Washington. Elle traverse maintenant la petite place où il y a ces nouveaux refuges qui sont si compliqués, comme tout ce qui est destiné à simplifier la vie. Elle passe devant l'horloge de précision qui retarde d'une heure trente-cinq depuis un an et demi. Elle prend le boulevard Haussmann. Prends-le, mon amour, il est à toi, tiens, je te le donne, le boulevard Haussmann... prends-le et descends-le !... Fais attention aux tramways, toi, idiot... ne me l'abîme pas surtout ! (Tout ce trajet qu'il imagine, il s'amuse à le mimer.) Continue... continue, descends toujours le boulevard Haussmann... Tiens, elle passe devant mon tailleur... qui veut un acompte - penses-tu ! Ce n'est pas le moment. Ce n'est d'ailleurs jamais le moment. Elle passe devant un deuxième tailleur. Passe, le front haut, je ne lui dois rien à celui-là... Elle passe devant un troisième tailleur !... Quel quartier, mon Dieu ! Et on s'étonne que ce coin-là soit désert. Continue... continue... Ah ! Shakespeare, statue de Shakespeare. Elle tourne autour de Shakespeare... Ne soyons pas étonnés si demain Shakespeare a la tête à l'envers !... Elle prend l'avenue de Messine... le chauffeur met en seconde... Elle monte l'avenue de Messine... Allez, monte, monte encore, encore, encore... Mais non, pas au 23, on t'a dit au 251... Va... va... maintenant freine, arrête, arrête... c'est ça !... Descends, mon amour... je t'ouvre la portière... descends... paye... ah ! Ça il faut payer, il n'y a rien à faire. Donne-lui un bon pourboire. Voilà. Parfait. Traverse le trottoir... mais non, on ne te regarde pas mon chéri... à cette heure-ci, qui veux-tu qui te regarde ?... Sonne à la porte d'entrée... impatiente-toi... resonne... pousse la porte... referme la porte... traverse le vestibule... prends l'ascenseur... (Il tend l'oreille.) Non, tu préfères monter à pied les vingt et une marches qui nous séparent ?... Ça ira aussi vite, tu as bien raison. Vas-y... 21, 20, 19, 18, 17, 16, 15, 14, 13, 12, 11, 10, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2... une... sonne... sonne... allez, va... sonne... sonne... Elle se met de la poudre peut-être. Assez de poudre... allez, sonne... mais sonne donc ! (Un temps. Il est navré. ) Qu'est-ce qu'elle peut foutre, nom de Dieu ? (On sonne. Il bondit de joie.) Ah ! La voilà !... J'étais bien sûr qu'elle viendrait ! (On resonne.) Voilà, voilà !... (Il est dans l'antichambre. On entend d'abord : « Merci », puis le bruit de la porte d'entrée qu'il fait claquer, et il rentre, une carte-pneumatique à la main, désolé, vexé.) Ça y est, le pneu !... Le sale petit pneu, implacable, fatal !... Douze lignes d'excuses qui ne disent rien... ou un seul mot : impossible - qui dit tout !... Ah ! Et dire que j'étais sûr qu'elle viendrait ! Faut-il être bête, mon Dieu ! (Il décachette le pneu et il le lit tout haut.) « Entendu, mon cher vieux, à demain déjeuner, Adrien. » Ah ! Le salaud !... Oh ! Ce qu'il m'a fait peur !... Eh bien, non, je n'irai pas déjeuner demain avec lui ! Je ne veux plus le voir... jamais... non, il m'a fait trop peur !... Mais, c'est drôle comme on est, tout de même : ce pneumatique d'un autre me donne à présent la certitude qu'elle viendra ce soir, puisque le pneu n'est pas d'elle alors qu'il aurait pu être d'elle. Seulement, elle est très en retard tout de même. Et ça, c'est bête, c'est très bête... (Il se met à marcher de long en large.) Mon Dieu, que les femmes sont assommantes !... Une !... J'en ai connu une qui était exacte. D'ailleurs je ne pouvais jamais arriver à être à l'heure avec elle ! (Il se laisse tomber dans un fauteuil.) Ah ! Oui, elles sont assommantes. C'est même inouï qu'on puisse adorer les femmes comme je les adore... et les trouver assommantes à ce point-là. Car je les adore, et c'est, du reste, ce qui me donne le droit de dire qu'elles sont assommantes. Être marié !... Ça, ça doit être terrible. Je me suis toujours demandé ce qu'on pouvait bien faire avec une femme en dehors de l'amour. Chacun est comme il est, n'est-ce pas, et j'ai l'impression qu'il y a plus de différence entre un homme qui est marié et un homme qui n'est pas marié qu'entre un Chinois et un Portugais !... Si quelqu'un me disait : « Tu étrangleras, un jour, un facteur sur la route du Vésinet... » - je dirais : « Peut-être ! » Si quelqu'un me disait : « Tu seras, un jour, archevêque de Clermont-Ferrand... » - je dirais : « C'est possible. » Mais si quelqu'un me disait : « Tu seras marié un jour... » - je répondrais : « Non, mon général ! » - à condition, bien entendu, que ce soit un général qui m'ait dit ça !... Mais qu'est-ce qu'elle peut faire ?... Elle n'a peut-être pas trouvé de taxi... Ah ! Qu'elle ne dise pas ça, voyons, il y en a toujours au coin de l'avenue de l'Alma... Pourvu qu'elle ne soit pas malade !... Elles ont toujours quelque chose, c'est vrai. On dirait qu'elles ont deux fois plus d'organes que nous !... Pourvu, surtout, mon Dieu, qu'elle n'ait pas réfléchi. Car elles ne font que des bêtises quand elles réfléchissent !... Et ce serait une bêtise de ne pas venir. Elle le regretterait. Peut-être pas autant que moi, mais elle le regretterait sûrement. (Il a repris sa promenade.) Non, n'est-ce pas, ce qui est stupide c'est l'heure qui passe. Admettons qu'elle soit là à la demie... Eh bien, le temps de... heu... (Il fait le simulacre de prendre quelqu'un dans ses bras et de l'embrasser.) ...nous ne serons pas couchés avant dix heures. Et tout à coup, à onze heures, elle sautera du lit en disant : « Vite, vite ! » Et, pendant ce temps-là, elle m'aura demandé l'heure au moins dix fois. (Ayant d'un coup d'oeil mesuré la distance qui sépare le lit de la pendulette, il ajoute :) D'ailleurs, à ce propos, je vais mettre mon bracelet-montre... (Il fait ce qu'il dit.) ...car je ne tiens pas à me relever tout le temps. Non, ce qui est bête, c'est de rater une chose qui pouvait être charmante... une occasion que nous ne retrouverons peut-être jamais !... Et le mari, lui, je le connais, le mari, il est sûrement parti à neuf heures moins vingt !... J'ai presque envie de lui téléphoner, parce qu'elle est peut-être dans un fauteuil en train d'hésiter... et elle est capable d'hésiter comme ça pendant une heure... et puis, tout à coup, dans une heure, elle se décidera... et elle arrivera, souriante, sans même se rendre compte que nous ne pourrons plus rien faire ! Et, d'un autre côté, si elle ne doit pas venir, j'aimerais autant le savoir ! Je n'ai pas envie de passer toute ma soirée, comme ça, comme un idiot, dans l'obscurité... Non, c'est vrai... c'est charmant, les femmes et l'amour... mais enfin, il ne faut pas en être esclave à ce point-là. Il ne faut pas tout subordonner à ça. C'est bien simple, depuis cinq heures, ce soir, je n'ai pas pu m'occuper d'autre chose. J'avais un rendez-vous avec Chabrier, je n'y suis pas allé... J'ai acheté des fleurs... des draps de soie... je m'en suis foutu pour Dieu sait combien... J'ai à peine dîné pour ne pas être gonflé... Je me suis rasé en sortant de table, j'ai horreur de ça... ça me congestionne... sûrement, demain, j'aurai des petits boutons blancs !... Non, vraiment elle aurait mieux fait de me dire : « Je ne peux pas venir, je ne peux pas venir ! » Je n'en serais pas mort, quoi ! C'est une femme délicieuse, c'est entendu... mais, moi aussi, je suis un homme délicieux... et je n'aime pas beaucoup qu'on me fasse poireauter comme ça. (S'apercevant que l'heure passe, passe...) Oh ! Regardez-moi ça !... Ah ! Non, non, non... Eh bien ! dans ces conditions-là, j'aime autant qu'elle ne vienne plus ! Zut de zut, j'en ai assez, moi, à la fin !... Je ne plaisante pas. Je ne suis vraiment plus en état, à présent, de supporter des minauderies, des : « Oh ! Pardon, je suis en retard... » des... (On entend, venant de la rue, le bruit d'une voiture.) La voilà ! (Il a bondi à la fenêtre, joyeux. ) C'est elle, c'est elle... oh ! Sûrement, c'est elle... J'étais bien certain qu'elle viendrait !... Chérie, va !... Elle vient de tourner autour de Shakespeare... Elle monte l'avenue de Messine... le chauffeur met en seconde, comme l'autre... comme l'autre, il ne distingue pas les numéros... Ah ! L'imbécile, il s'arrête devant le 23 !... Elle va descendre là tout de même. Elle ouvre la portière. Je vois déjà le bas de sa jupe... Oh ! Merde, c'est un curé !... Qu'est-ce qu'il vient foutre avenue de Messine, celui-là !... Est-ce que je vais rue des Saints-Pères, moi !... (Il est dans un état de rage indescriptible. ) Ah ! Tant pis, je vais lui téléphoner. Je n'en peux plus ! (Il s'assied, décroche, ou plutôt arrache le récepteur, et, prenant ses désirs pour des réalités, il dit, gravement :) Allô, c'est vous, chérie ? (Puis, souriant lui-même de son excessive nervosité, il ajoute :) Ce serait trop beau, ça ! C'est pour plus tard. (Cherchant à se souvenir du numéro. ) Passy... Passy... Oh ! Que c'est bête... je sais que ça finit par : 02... (Il consulte dans un memento sa liste personnelle de numéros. ) Ah ! Non, pas tout à fait : Passy 14-33 (Au moment de composer ce numéro sur le cadran, il se ravise et fait le 13.) Je préfère le demander par les réclamations, ça ira plus vite. Allô ?... Allô ?... Qu'est-ce qu'elles peuvent faire celles-là ?... Elles doivent jouer aux cartes, ce n'est pas possible !... Allô ?... Ah ! Enfin !... Mademoiselle, voilà un quart d'heure que je demande un numéro sans pouvoir l'obtenir. Oui, mademoiselle, je sais le numéro que je veux, figurez-vous !... Donnez-moi, s'il vous plût, Passy...heu... (Le memento s'est refermé et il ne se souvient plus du numéro. ) Comme si je ne savais pas le numéro que je veux ! (Il le cherche.)Voulez-vous avoir l'obligeance... de bien vouloir... me donner... (Il ne trouve pas.) ...s'il vous plaît... mademoiselle, le plus rapidement possible, le numéro... heu... (Il trouve.) ...Passy 14-33 !... Oui, mademoiselle, 33 : l'âge du Christ f... Non, pas 46... Non, allô ?... Allô !... Passy 14-33 : les deux bossus. C'est ça. (Il se lève brusquement, le récepteur à l'oreille.) Ah ! Oui, mais attention... si elle arrive pendant que je la demande et que je ne l'entende pas sonner - ce serait horrible, ça. J'ai bien envie d'aller mettre ma clef sur la porte. Oui... C'est tout de même plus prudent. Allô ?... Allô ?... (La longueur du fil lui permet d'aller jusqu'au tiroir où se trouve sa clef. ) Allô ? (Il a posé le récepteur sur son bureau, puis, très vite, il est sorti de scène et est allé mettre sa clef sur sa porte, sans pourtant cesser de crier, de hurler même : « Allô ? » Il rentre en scène, toujours très vite, et il reprend le récepteur. ) Allô ?... Non, pas encore. (Il regarde tout autour de lui.) Où sont mes cigarettes ?... Je passe une heure ou deux par jour à chercher mes cigarettes. (Elles sont sur une petite table, prés de la fenêtre. ) Ah... là-bas ! (De la main gauche, ayant pris son appareil téléphonique, et le récepteur collé à l'oreille droite, il profite de la longueur du fil pour aller jusqu'à la table où sont ses cigarettes.) Allô ?... Je suis sûr qu'elle n'a rien demandé cette fille-là ! (Il a pris une cigarette. ) Où sont les allumettes, maintenant ? (Il aperçoit la boîte à l'autre bout du salon - et il traverse la scène, comme un homme qui a l'habitude de se promener ainsi tout en téléphonant.) Quelle patience il faut avoir ! (Il est assis maintenant devant le petit meuble sur lequel se trouve la boîte d'allumettes.) Elles aussi, d'ailleurs, les malheureuses, il leur en faut de la patience. Quel métier elles font ! Être entouré de gens nerveux qu'on ne voit pas et qui vous parient par chiffres... (Il a allumé sa cigarette, non sans peine, n'ayant qu'une main de libre ) Ce qui m'étonne... Allô ? - Comment ? Maison quoi ? (Victime d'une erreur, mais s'en amusant.) Oui, monsieur, c'est ici - De la cerisette ? Bien monsieur. - Un litre de cerisette ? Bon. - Oh ! Oui, monsieur, bien fraîche, comme toujours. - Dans un quart d'heure chez vous ? Parfaitement. - Voulez-vous me rappeler votre nom et votre adresse. - Je prends tout ça par écrit. Voilà qui est fait. Comptez bien là-dessus. Au revoir, monsieur ! (Il agite le petit crochet de son appareil comme s'il envoyait une dépêche urgente par le télégraphe Morse.) Je t'en ficherai, moi, de la cerisette !... Allô ?... Allô?... Allô, mademoiselle? Mais qu'est-ce que vous faites, voyons ?... Je vous demande Passy 14-33 et vous me donnez un type qui veut de la cerisette. Je n'ai pas de cerisette, moi ! - Causer !... Avec qui voulez-vous que je cause ? - Mais je ne vous dis pas que vous m'avez coupé, mademoiselle, vous ne me l'avez pas encore donné ! - Oui, mademoiselle, Passy 14-33... Attendez une seconde ! (Il se dresse et tend l'oreille vers la fenêtre, car il a cru entendre le bruit d'un taxi. Il s'est trompé. Il se rassied.) Non, donnez-le-moi. Allô ?... Allô... (Il dit « Allô » sur toute une gamme de tons qui va de l'impatience à l'anxiété. Tout à coup, son visage s'éclaire et sa voix devient tendre.) Allô, c'est vous, chérie? - Oui, c'est moi. Mais qu'est-ce qui se passe ? - Comment rien ? Mais vous savez l'heure qu'il est ? - Oh !... Pourquoi ? - Ho... mais pourquoi ? - Qu'est-ce que vous voulez qu'il arrive ? - Il y en a toujours au coin de l'avenue de l'Alma. - Écoutez, mon chéri adoré, je... Comment ? - Non, n'ayez pas peur, on n'entend jamais que des commandes par le téléphone. Écoutez, mon amour, je ne vous comprends pas. Tantôt, vous m'avez répondu « oui » d'une façon si spontanée, votre ton était catégorique... Non : ton... - Mais non : ton... - Non, je te dis ton ton... pardon votre ton... - Oui, c'est ça. Eh bien ! il était catégorique, tantôt, ton ton. Alors, qu'est-ce qu'il y a eu ? - Oh ! (A part. ) Ça y est, elle a réfléchi ! (Haut. ) Mais il ne faut pas réfléchir, mon amour, il ne faut jamais réfléchir, il faut... allô ?... Je croyais qu'on avait coupé. Je vous disais qu'il fallait toujours se laisser guider par son instinct. Écoutez-moi bien, mon chéri adoré, je ne veux vous dire qu'un mot, parce que ce mot-là me vient du coeur (Tendrement.) Ecoutez... (Sèchement.) N'écoutez pas, mademoiselle. (Tendrement.) Écoutez-moi bien... (Sèchement. ) N'écoutez pas je vous prie, mademoiselle... (Tendrement. ) Écoutez... (Sèchement. ) Mais fichez-nous la paix, mademoiselle, à la fin, voyons ! (Tendrement.) Allô, chérie, écoutez, ce mot, ce mot qui me vient du coeur et qui tout doucement me monte aux lèvres, c'est tout simplement le mot... Allô... elles ont coupé, les salopes ! (Hurlant.) Allô ?... Allô ?... (Menaçant. ) Je vous jure que... (Radouci.) Oh... C'est vous ? Pardon. Je vous jure que jamais un être au monde n'a jamais été désiré comme je vous désire en ce moment, mon aimée ! Écoutez-moi. Je vous assure qu'il vous faut à peine cinq minutes pour être ici. - Non, non, pas plus, croyez-moi. J'en ai fait vingt fois l'expérience en allant chez vous. - Eh bien ! une heure, pensez... pense donc, en une heure à tout ce que nous pouvons fai... nous dire ! Comment êtes-vous habillée, d'abord ? - Eh bien ! remettez-le, votre chapeau. Moi ? Mais, mon amour, je suis en... complet veston comme j'étais tantôt. - Le même, exactement. - Comment, le lit ? D'abord, ce n'est pas un lit, c'est un divan. - Oui, bien sûr que je peux le transformer en lit si je veux... mais, oh ! Vous ne pensez pas que j'ai fait une chose pareille !... Je sais trop la femme que j'attends, vous savez f - Oui, pour les autres, on prépare le lit, on éteint les lumières et on se met en robe de chambre, mais pas pour vous ! - Comment ? - Que j'aille, moi, chez vous ?... Oh ! Non... - Parce que... le temps de me rhabil... oh ! Et puis, non, il faut que ce soit ici, chez moi, tu le comprends bien... - Comment ? Je n'entends pas. - Quoi ?... Que je prenne mes deux... quoi ? - Ah ! Bon. Je ne comprenais pas. (Il porte son second récepteur à sa seconde oreille.) Oui, maintenant j'ai les deux, chérie. Mais j'entends à peine ce que vous me dites. Pourquoi parlez-vous si bas ? - Vous n'êtes donc pas seule ? - Mais qui est-ce qui est là ? - Votre femme de chambre ! Ah ! Bon. Vous m'avez fait peur. Elle est auprès de vous ? - Dans la pièce à côté ?... Et alors ? - Vous ne voulez pas qu'elle cache quoi ? - Ah ! Qu'elle sache, pardon. Oui, mais qu'elle sache quoi ? - Que vous téléphonez si longtemps !... Comment ? - Il faut... quoi ? - Que je vous parle !... Mais je ne fais que ça depuis une heure. - Que je vous parle comme ça jusqu'à minuit ? Ah ! Non, vous n'allez pas me faire ça ! - Sur votre lit ? Pourquoi vous mettez-vous sur votre lit ? - Pour m'entendre ? Vous êtes bien aimable, mais... - Il faut que je vous parle tout seul ? - Pourquoi n'allez-vous plus me répondre ? - Comment, c'est fini ? - Allô ? Chérie, répondez-moi : vous ne voulez plus me répondre?... Chérie?... Allô ?... Chérie ?... Elle ne veut plus me répondre !... Mais pourquoi me faites-vous ça ?... Qu'est-ce que ça veut dire ?... Qu'est-ce que je vous ai fait, moi, pour que vous me fassiez ça ?... Pourquoi me privez-vous de cette joie que je désirais, que j'escomptais plus que jamais de ma vie je n'ai désiré une chose ? Allô... Eh bien ! puisque tu ne veux plus me répondre, puisque tu m'infliges ce plaisir spécial et cruel, puisque par ta volonté j'ai cette impression étrange d'être loin de toi et de pouvoir pourtant te parler à l'oreille, eh bien ! alors, je vais en profiter pour te dire tous les mots qui me viendront, comme ils viendront, sans les choisir. Mais, tu sais, tiens-toi bien, et tant pis si je te fais rougir. Écoute-moi. Sais-tu ce que c'est que d'être désirée, tu entends, follement, incroyablement désirée par un homme dont le... Allô ?... Oh ! ! ! Mais, foutez-moi la paix avec votre cerisette, nom de Dieu ! - Non monsieur, ce n'est pas ici ! - Mais je n'en sais rien, moi. Demandez votre numéro correctement, voilà tout ! Allez-vous-en, monsieur... sortez... je vous chasse !... Allô ?... Vous êtes là, chérie !... Naturellement, on nous a coupé maintenant... Allô ?... Allô, les réclamations... vous m'avez coupé avec Passy 14-33 ? Non ?... Je suis toujours avec Passy 14-33 ? (Exaspéré, il crie dans l'appareil et sa voix est étranglée par l'émotion.) Vous en êtes sûre ?... Sonnez-le tout de même, voulez-vous ! Pourquoi ce n'est pas la peine ? - Vous êtes certaine qu'il est décroché et qu'on écoute... - Bon... - Mais... - Pardon... - Je... - S... Mais laissez-moi placer un mot, mademoiselle, s'il vous plaît !... Pourquoi me dites-vous que vous êtes sûre qu'il est décroché ?... Ah... Vous entendez la sonnerie dans l'appartement ?... Et ça prouve que l'appareil est décroché et qu'on écoute ? Bon. Merci. Alors, chérie, vous êtes là ?... Je vous en supplie, si vous êtes là... dites-le-moi... ayez pitié de mes nerfs, pour l'amour du Bon Dieu ! (A part.) Je n'en peux plus... et j'ai une crampe dans le bras ! (Il fait, avec son bras, quelques mouvements de gymnastique qui donnent, à son récepteur l'air d'une petite haltère.) Chérie, chérie, ce que vous faites en ce moment n'est pas digne de vous, et je ne méritais pas d'être traité de cette façon, je vous le jure. Vraiment, ça n'a pas de sens ! Et vous vous imaginez que je vais vous parler comme ça, jusqu'à minuit, sans même avoir la certitude que vous m'écoutez ! Ah ! Non, par exemple !... Oh !... Et savez-vous ce que je vois en ce moment ? Eh bien ! je vois qu'il y a exactement six minutes que je parle tout seul, six minutes que je n'entends plus votre voix... Donc, vous pourriez être ici depuis déjà une minute si vous n'étiez pas le méchant petit être adoré que vous êtes !... Écoutez, mon amour, si vous ne voulez pas parler, tapez au moins sur l'appareil, faites quelque chose afin que je n'aie pas cette impression affreuse de parler dans le vide !... Tenez, j'ai une idée, chérie. Je prends les deux récepteurs et je ferme les yeux...(Elle vient, à l'instant même, de paraître. Elle a refermé, sans bruit, la porte derrière elle, et, comme il lui tourne le dos, elle peut s'approcher de lui sans être vue, sans qu'il l'entende.) Là... maintenant, penche-toi sur ton appareil et fais le bruit d'un baiser... fais-le, je t'en supplie... fais-le pour que j'aie un peu l'impression que tu es là prés de moi... (Elle se penche vers lui.) J'ai les yeux fermés et je tends mes lèvres vers les tiennes... (Elle pose ses lèvres sur les siennes. ) Ah !
Il a poussé un cri. Il s'est dressé - et il la prend dans ses bras tandis que...

LE RIDEAU SE FERME.