Extraits du roman MÉMOIRES D'UN TRICHEUR


Moralité

Le jeu, vilipendé par ceux qui ne jouent pas, n'est pas du tout ce qu'ils en disent.
Ce que les gens qui ne jouent pas ne savent pas, ce qu'ils ignorent, ce sont les bienfaits du jeu. Ses inconvénients, je les connais comme eux. Certes, c'est un danger, mais qu'est-ce qui n'est pas un danger dans la vie!
Or, il ne faut pas contester l'influence excellente que le jeu peut avoir sur le moral. L'homme qui vient de gagner mille francs, ce n'est pas un billet de mille francs qu'il a gagné - c'est la possibilité d'en gagner cent fois plus.
Il n'a pas gagné mille francs - il a gagné !
Quand il perd mille francs, il n'a perdu que mille francs. Quand il les gagne, il a gagné les premiers mille francs d'une fortune incalculable. Tous les espoirs lui sont permis - et voyez cette confiance en lui qu'il a, c'est magnifique ! En amour, en affaires, pendant vingt-quatre heures, il va tout oser - et ce début d'une fortune, dû au hasard uniquement, peut le mener à la fortune véritable.

On dit du jeu que c'est un vice.
C'est possible.
Mais je me méfie toujours un peu des assertions qui ne sont pas devenues des proverbes.
Qu'on dise que l'excès en tout est un défaut, j'y consens volontiers. Mais si l'excès en tout est un défaut, ne pas jouer du tout, cela devient un défaut puisque c'est excessif.

D'abord qui a dit que le jeu était un vice ?
Un avare, probablement.
Comment, nous mettrions tous les jours en jeu notre santé, notre bonheur, et nous hésiterions à compromettre une parcelle de notre avoir monétaire - ce serait attacher à l'argent vraiment trop d'importance !

- On ne doit pas jouer, s'écrient tous ceux qui ne jouent pas.
Cela ressemble à des gens dont les bronches seraient solides et qui diraient:
- On ne doit pas être tuberculeux !
Car enfin, si le jeu est un vice, c'est peut-être un vice de constitution.

On se ruine au jeu - ?
Qui se ruine au jeu ?
Ceux qui ne sont maîtres ne de leurs passions, ni de leurs nerfs. Donc les imbéciles, les faibles, les hésitants, les incapables. Entend-on jamais dire qu'un homme éminent se soit ruiné au jeu ? Jamais. Or, la plupart des hommes éminents sont joueurs. Ceux qui se ruinent au jeu se seraient ruinés dans leurs affaires ou bien avec les femmes.
Pourquoi voudriez-vous qu'il n'y eût pas au jeu des imbéciles aussi, puisqu'il y a n'a partout ?

Ce n'est pas un métier - ?
Est-ce donc un métier d'acheter des Royal Dutch et de les revendre un mois plus tard ?

C'est immoral - ?
Et l'on encourage les courses de chevaux, on tolère la Bourse des valeurs - dont on ne peut pas toujours dire que ce sont des jeux de hasard - ou des loteries dont on dit qu'elles sont nationales !

Les gens qui se tuent - ?
Les gens qui se tuent ne sont pas des vrais joueurs, car un homme qui perd à ce point tout espoir ne saurait être un vrai jouer.
Les suicidés du jeu sont généralement des hommes qui jouaient pour la première - et dernière fois - et qui jouaient en outre avec de l'argent appartenant à des personnes qui n'avaient pas été préalablement consultées sur l'emploi qu'ils venaient d'en faire.

J'aime d'une amitié particulière les villes d'eaux qui n'ont pas d'eaux, celles où l'on ne soigne rien et qui vivent exclusivement du jeu. Je les trouve extrêmement différentes des autres. Elles ont une sorte d'existence temporaire, illusoire, puisque, en somme, c'est le hasard qui les fait vivre.
Il est des villes d'eaux dont le seul nom évoque une partie du corps - une partie malade de ce corps: les reins. Le foie, les intestins ou bien le coeur. Villes dont l'eau des sources est bienfaisante, je vous respecte - mais, vous autres qui n'êtes pas des villes d'eaux, je vous préfère. Si l'on vous nomme «villes d'eaux», si vous le tolérez, c'est par hypocrisie, car vous n'osez pas dire tout haut la délicieuse vérité.
Et, d'ailleurs, entre nous, vous n'êtes pas malignes. Je ne comprends pas bien pourquoi vous vous cherchez des excuses ainsi.
Vous ne guérissez rien ?
En êtes-vous bien sûres ?
N'avons-nous que le corps malade ?
Et les chagrins ? L'ennui ? Le doute ?
Ne sont-ce que des mots ?
Ne sont-ce pas des maux ?

Le jeu ne guérit rien - ?
Allons donc !
IL guérit du jeu et il est seul à pouvoir le faire.
Qu'est-ce que vous pouvez lui demander de plus !