Pourquoi je suis né.


Je suis né le 21 février 1885.
Cette révélation n'a rien pour mon lecteur qui soit très émouvant, je m'en rends compte, mais l'on voudra bien convenir que, pour moi, c'est une date.
Mais il convient que l'on sache pourquoi je suis venu au monde.
René de Pont-Jest, ancien officier de marine, romancier, chroniqueur, homme très distingué, esprit fin, fine lame, aimant les femmes, aimant le jeu - type disparu du Parisien à guêtres blanches sous pantalons à carreaux - donne chez lui, Rue Condorcet, des bals masqués quatre fois l'an. Tout Paris s'y presse. Au cours de la soirée, Christine Nilsson chante, Sarah Bernhardt enchante, Serpette joue du piano, Mounet-Sully dit des vers et Coquelin, cadet, récite ses premiers monologues.
Un soir, Mounet-Sully veut faire une surprise. Il amène un jeune permissionnaire qu'on ne reconnaît pas tout de suite - et qui conquiert l'auditoire en récitant "La mort du loup".
- Qui est ce jeune homme étonnant ?
- Mais c'est Guitry... vous savez bien, le créateur du Fils de Coralie.
- En effet !
On l'accueille, on le fête, on le garde à souper - on lui fait promettre de revenir à sa prochaine permission. Il promet - même il est prêt à le jurer!
Il revient en janvier, revient en février... (...)
... il faut qu'il ait une raison. Tous les amis intimes la connaissent déjà - hormis M. de Pont-Jest, bien entendu, puisque la raison, c'est sa fille. Elle a vingt ans. Elle est la beauté même et tous deux ils s'adorent. Il finit son service militaire et il demande sa main. Refus catégorique, trois fois renouvelé. M. de Pont-Jest ne veut pas que sa fille épouse un comédien - il ne veut pas, mais le mercredi 10 juin 1882, mon père et ma mère se marient à Londres, à l'église Saint- Martin.
Lucien Guitry était en tournée là-bas depuis quatre jours, avec Sarah Bernhardt et le beau Damala, son mari, quand Mlle de Pont-Jest vint le rejoindre.
Il dit dans ses Mémoires :
Ah ! Ce premier voyage à Londres où j'arrivais le samedi soir à six heures. Tout était bouclé! Et le lendemain, c'était dimanche! Et le surlendemain c'était lundi de Pentecôte! Le mardi, c'était la fête de la reine! Le mercredi, j'ai heureusement trouvé une occupation...
Ce mercredi dont il parle était le jour de son mariage. Il avait pour témoin Sarah Bernhardt.
Trente-sept années plus tard, quand j'épousais Yvonne Printemps, j'eus pour témoin Sarah Bernhardt.
(...)
...ce mariage à vingt-deux ans n'était pas étranger non plus à cet engagement, car s'il le condamnait à neuf ans d'exil en Russie, il allait leur assurer du moins l'existence à tous deux - à nous quatre, puisque bientôt nous avons été quatre.
En effet, lorsque je vins au monde, mon frère m'attendait déjà - mais pas depuis longtemps. Il était né le 5 mars 1884, et j'arrivai le 21 février suivant. Si bien que nous étions jumeaux pendant une douzaine de jours par an.

Voilà pourquoi j'étais né - pourquoi j'étais né à Pétersbourg - et voilà pourquoi pendant les cinq premières années de ma vie je passai l'hiver en Russie et l'été en France.

Sacha Guitry, Si j'ai bonne mémoire, Plon, 1934.