"Nono"


Le lendemain, j'étais résilié.
En m'en retournant chez moi, je m'arrêtai chez un marchand de couleurs et j'achetai du papier à dessin et des crayons Conté.
Rentré à la maison, (...) je me suis demandé quels dessins, quels croquis j'allais faire.
Renard, Capus, Donnay, Tristan, mon père - tous y passèrent. Ils étaient plus ou moins ressemblants. Mais le plus ressemblant de tous, c'était mon père. Evidemment. A force de chercher ses traits et son regard, à force de penser à lui, l'idée tout d'un coup me vint de lui faire une pièce. Ce n'était pas une idée de pièce qui me venait, c'était l'idée de lui faire une pièce. Elle était folle, cette idée, car nous étions brouillés depuis déjà six mois, mais c'était un bien joli rêve - qui s'est réalisé plus tard, treize ans plus tard, avec Pasteur.
D'ailleurs, mes cinq ou six premières pièces, c'est en pensant à lui que je les ai conçues. Celles qui réussirent lui doivent beaucoup, puisqu'il les inspira - et les deux autres qui sombrèrent, il les aurait sauvées peut-être en les jouant!
J'avais plié en huit mes feuilles de papier à dessein et, sans autre dessin, sans savoir où j'allais, j'ai commencé d'écrire sur cet in-octavo une scène violente entre un homme de quarante ans et sa maîtresse. La femme est cramponnante et l'homme est excédé. J'avais eu l'occasion d'assister dans mon enfance à une scène de cette espèce, et j'en avais gardé un souvenir - qui ne s'est jamais effacé. Des mots horriblement cruels entre deux êtres que dix minutes auparavant paraissaient s'adorer encore - je n'en revenais pas! Je continue d'ailleurs à n'en pas revenir.
Je n'avais pris pour modèle, en écrivant, ni Porto-Riche, ni Renard. Non, du tout. J'essayais de me souvenir de toutes les choses que j'avais entendues, m'efforçant justement d'oublier celles que j'avais lues.
Mais, en revanche, je ne cessais de me dire: "Attention! Il faut que je m'arrange de manière à contenter Renard... mais sans déplaire à Porto-Riche!"
J'ai fort peu de mérite à me souvenir de ce détail, car ce que je me disais ce jour-là, je n'ai jamais cessé de me le répéter.
Deux heures plus tard, j'avais écrit le premier acte de Nono.(...)
Sacha Guitry, Si j'ai bonne mémoire, Plon, 1934.